Péniche

 

 

 

Quand la bûcheronne et le bûcheron eurent épuisé leurs trois souhaits, ils furent très malheureux. L’aune de boudin gisait entre eux sur le sol battu de la chaumière. Le bûcheron, ahuri, se frottait le nez. Il sentait s’y balancer encore la lourde tripe. La bûcheronne tremblait de dépit. Elle se mit à pleurer. Tout ce qu’ils auraient pu obtenir, la richesse, la jeunesse, et la santé  – une bonne santé, c est l’essentiel  –, au lieu de cette cochonnaille !

La fée, invisible, s’était assise sur la huche et les regardait. Elle avait voulu faire leur bonheur. Elle aurait dû se méfier. Ces deux-là, avec ce qui aurait pu leur donner la joie, s étaient construit un regret qui les rongerait jusqu’à la mort. Elle les prit en pitié, posa sa main bleue sur leur front et leur ôta le souvenir de l’aventure. Elle leur laissa le boudin. Ils cessèrent de se maudire, ramassèrent la fricassée et se mirent à table en remerciant Dieu.

La fée, ayant repris ses trois souhaits, les trouva défraîchis et les jeta dans un éboulis de rochers, au milieu des orties. Elle n’aimait que le neuf. A sa ceinture pendaient encore beaucoup de souhaits qui n’avaient jamais servi. Douze douzaines de douzaines. Plus qu’elle ne pourrait en distribuer pendant plusieurs siècles. Car ils ne sont efficaces qu’aux mortels de cœur simple et d’âme pure.

Les temps passèrent. L’humanité devint raisonnable et scientifique. Les fées disparurent à mesure qu’on cessa de croire en elles. Bientôt les petits enfants se gaussèrent du père Noël. Ils achetaient leurs jouets à Uniprix. Leurs maîtres leur parlaient de la civilisation. Leurs papas y contribuaient en tournant des boulons pendant huit heures d’usine. Un seul troubadour chantait à la fois, dans toutes les maisons, pour toutes les femmes. Il tenait cour d’amour avec les ménagères. Elles l’écoutaient en torchonnant la vaisselle. Les vieilles, les sales, les brèche-dents, les écroulées recevaient autant de serments que les jouvencelles. Il leur suffisait de tourner le bouton. C’était le progrès.

En ce temps-là, habitait dans un petit bois, au fond de la campagne, un garçon un peu difforme. Il avait de grands pieds, le dos rond et des cheveux couleur de chanvre. Il s’était construit une masure avec des planches et des arbres morts. Il vivait de pas grand-chose, rendait de menus services aux charbonniers et aux paysans les plus proches. Il connaissait les champignons et les petits fruits dédaignés des hommes qui cultivent. Il partageait sa hutte avec des oiseaux, des mulots, des fourmis. Les araignées remplaçaient les vitres. Ses voisins minuscules entraient chez lui comme ils voulaient et se laissaient approcher dans leurs demeures. Le vieux sanglier boiteux venait grogner à sa porte. La biche lui montrait ses enfants. Il réservait le même accueil à la couleuvre et au pigeon. Des fleurs bleues et des fleurs d’or poussaient sur son toit de chaume.

A la première lune de chaque saison, il se rendait chez le coiffeur du village, qui lui passait la tondeuse sur le crâne et sur les joues. Un jour il trouva dans sa boutique deux gendarmes qui le conduisirent au chef-lieu. Il était en retard de trois ans pour son service militaire.

A la caserne, le garde-mites sortit pour lui une paire de chaussures de grande taille, celle qu’on se passait de classe en classe sans trouver à l’utiliser. Son corps nageait dans l’uniforme délavé. Le pantalon le couvrait jusqu’aux tétons et le calot lui cachait le front et la nuque. Les anciens, qu’on reconnaît à leur façon coquette de porter le costume militaire et à leur allure dégagée lorsqu’ils se promènent par deux sur les trottoirs, se moquèrent de lui avec d’autant moins de retenue qu’il n’avait pas d’argent pour payer à boire. A cause de ses pieds, ils le nommèrent Péniche.

Les caporaux, les sergents, l’adjudant essayèrent vainement de lui apprendre à marcher au pas. Il n’y mettait point de mauvaise volonté, mais il ne comprenait guère. Dans sa forêt et sur le chemin creusé d’ornières qui conduit au village, il avait pourtant abattu son compte de kilomètres, en marchant comme on marche, sans chercher de complications.

Le matin, sur l’avenue, les bleus pivotaient par petits groupes à la voix des caporaux. A la pause, tout le monde entourait Péniche. Il n’y avait pas de pause pour lui. Les sous-officiers se relayaient, congestionnés, lui criaient : « Une ! deux ! une ! deux ! » Mais quand ils comptaient « deux », Péniche n’était encore qu’à un et demi. Ses pieds s’accrochaient au moindre caillou. Ses bras pendaient comme des branches cassées. Ses pieds, ses bras, qu’il avait utilisés pendant plus de vingt ans sans y penser, échappaient maintenant à sa volonté, restaient à la traîne.

L’adjudant, nerveux, piaffait autour de lui, l’accablait d’injures, puis de mots d’esprit. La troupe des malins, qui savait déjà faire le demi-tour, s’esclaffait, servile. Elle l’eût aussi bien lapidé, si le rengagé avait jeté la première pierre.

Péniche admirait ces garçons si délurés, qui savaient marcher tous ensemble et se raidissaient quand une voix criait : « G’d’vous ! » Lui ne parvenait pas à redresser son dos. Il se demandait pourquoi ces hommes intelligents se moquaient de lui, qui n’avait pas la chance de l’être. Il aurait voulu prendre conseil d’eux. Il n’osait pas. Dans sa forêt, il n’avait pas appris à causer.

Un matin, le capitaine vint jusqu’au lieu de l’exercice en se défilant derrière les arbres. Il interrompit, furieux, la scène de cirque, fit courir la compagnie, sac au dos, pendant dix minutes, adjudant en tête. Péniche, spectateur à son tour, ne sut pas se réjouir. Il voyait suer, souffler ses camarades. Il les plaignit de leur peine.

Quatre mois après, il ne savait ni marcher, ni saluer, il ne parvenait pas à répéter la définition de la ligne de mire. Il déparait l’armée. On le réforma.

Les lurons de la chambrée fêtèrent son départ. Son nom retentit à la cantine. Les culs de bouteilles entrelacèrent des cercles violets sur le bois des tables. Au soir tombant, Péniche franchit la grille de la caserne. Six copains l’accompagnaient. Ils ne voulaient plus le quitter. Ils le firent passer par la vieille ville. Dans une rue étroite, ils s’arrêtèrent devant une maison cossue, le poussèrent dans le couloir, s’engouffrèrent derrière lui. Il se trouva assis sur une banquette, dans une jolie pièce bien éclairée. Des peintures ornaient les murs roses. Elles représentaient des soldats qui jouaient avec des filles. Et, dans les glaces, jouaient d’autres soldats avec d’autres filles, à peine vêtues. Il n’avait pas l’habitude de boire. Il vit tourner les murs roses avec tous leurs personnages. Les filles riaient, valsaient au-dessus des tables. Une d’elles sortit du miroir et vint s’asseoir sur ses genoux. Elle était grasse. Il ne sentait pas son poids. Elle lui parlait. Les copains dansaient, chantaient dans le brouillard rose.

Elle avait l’accent des habitants de son village.

Les tables tournaient aussi au son de la musique et le plafond avec ses guirlandes ondulait comme la moisson sous le vent.

Elle le caressait et l’embrassait. Personne, jamais personne n’avait été aussi doux avec lui. Il pleura de bonheur. Les hommes poussèrent des cris de joie. Ils le prirent dans leurs bras et le montèrent dans un escalier qui montait jusqu’aux nuages.

Elle marchait devant eux. Elle était en chemise. Une chemise rose avec des petites fleurs. Ils le posèrent sur un lit. Le lit se balançait comme la cime du grand chêne quand il allait voir si les ramiers avaient pondu. Il ferma les yeux. L’intérieur de sa tête était rose.

La fille, costaude, mit à la porte toute la bande. Ils ne voulaient pas partir. Ils voulaient rigoler. Elle les rejeta dans l’escalier à coups de hanches et de fesses, mit le verrou. Péniche ronflait. Elle poussa, en s’allongeant près de lui, un soupir de travailleuse lasse. Ils ronflèrent à l’unisson.

Péniche ne s’éveilla tout à fait que dans sa cabane, après trois jours de voyage au soleil de la route. Son petit univers hésita quelque peu à le reconnaître. Les animaux recommencèrent à marcher dans ses pas quand il eut perdu les odeurs de la ville et l’inutile brusquerie de quelques gestes.

De son voyage dans le monde il gardait un vague souvenir. Il oublia d’autant mieux les brimades qu’elles ne lui avaient pas causé grande peine. Il se rappelait avec plaisir le rire des garçons et leurs bourrades. Cela n’avait pas duré bien longtemps. Il lui sembla qu’il n’était jamais parti. L’image de la femme ne lui revenait que pendant le sommeil. Il mangeait trop peu pour en être troublé. Il se rappelait surtout son parfum de savonnette. Elle était ronde comme un porcelet bien nourri. Elle flottait parmi des glaces à guirlandes et des uniformes bleus. Elle l’emmenait dans la ronde.

La société se souvint de lui, pour la deuxième fois, quand ce fut la guerre. Tout le monde devait servir. Les ouvriers forgeaient les armes, les usiniers amassaient des capitaux pour prolonger la bataille, les poètes rimaient des vers héroïques qu’on apprenait aux enfants des écoles, les savants inventaient des machines à décerveler, les tragédiennes clamaient des stances en serrant des étendards sur leurs tétons. Les soldats mouraient.

Péniche avait prouvé qu’il ne serait d’aucune utilité à la bataille. Il devait cependant ajouter son effort à l’effort de tous. Le gouvernement lui trouva un emploi. Une voie stratégique allait traverser le bois qui abritait sa demeure. Il fut employé à sa construction.

Il transportait des cailloux. Le jour durant, il poussait, de la carrière aux camions, une brouette pleine, et des camions à la carrière une brouette vide. Il ne s’accordait nul repos. On lui avait expliqué que chaque pierre transportée contribuait à la victoire. Une brouettée équivalait à un coup de canon, dix brouettées à une salve.

Péniche poussait sans répit sa brouette dont la roue chantait dans l’aigu. Ses mains étirées traînaient, le soir, jusqu’à terre. Elles reprenaient leur place tout doucement pendant la nuit. Un grillon chantait dans sa litière. Les pas furtifs des bêtes qui rôdent faisaient taire parfois la voix du crapaud.

Au bout d’une semaine, il s’étonna que la victoire ne fût pas déjà acquise. Il en avait pourtant transporté, du concassé et du gravillon ! Cela ne suffisait-il pas ? Il provoqua une belle colère. Il s’entendit traiter de lâche, de profiteur et de défaitiste. Qu’on ne l’y prenne plus. Il n’était qu’au début de sa tâche. Ce soir-là il se coucha très fatigué par le travail qui lui restait à faire.

Ce fut le lendemain qu’il trouva les trois souhaits, un peu enfoncés en terre, sous la joue translucide d’un silex. Il souffla dessus, les frotta à son pantalon. Ils pouvaient encore servir. Il les mit dans sa poche, avec son couteau, un bout de ficelle, un joli bouton de cuivre et l’oignon de son dîner. Que pourrait-il bien souhaiter ? Pour le moment il n’avait pas le temps d’y penser. Il devait transporter ce gros tas avant le soir.

Le printemps avait sorti une de ses plus belles journées fleuries. Les papillons dessinaient les contours de la brise. Les oiseaux pépiaient doucement, à demi assoupis de tiédeur. L’œil du ciel était bleu.

Péniche s’arrêta pour boire au ruisseau. Il se mit à genoux, écarta les plants de menthe bourdonnants d’abeilles. L’odeur le saisit. Après avoir bu, au lieu de se relever, il se coucha et se confondit, les bras en croix, avec le bonheur du temps.

Il rêva que la fille rose était assise dans sa brouette et qu’il la portait jusqu’au bout du monde. Il dépassait même ce bout, et la brouette, la fille et lui continuaient leur chemin dans l’azur. Ils montaient, montaient ; le ciel était un grand miroir plat, et les nuages étaient ronds comme des tables. Le vent les balançait, les brassait doucement. La fille lui sourit, se leva, prit la brouette par la roue, la plia menu, la glissa dans sa chemise et vint s’asseoir sur ses genoux.

Un tonnerre fit écrouler le rêve. Une escadre de bombardiers attaquait l’aérodrome voisin. Le ciel était fleuri de D.C.A., comme un champ de marguerites. Péniche ouvrit un œil et grogna :

— Je voudrais qu’ils me fichent un peu la paix.

Les canons ravalèrent leurs obus. Péniche se rendormit.

C’était bien là tout ce qu’il pouvait souhaiter. Les hommes les plus clairvoyants et les plus décidés n’ont jamais demandé davantage. L’Histoire enseigne que l’humanité ne peut en recevoir qu’un peu à la fois. Un peu la paix, c’est déjà tellement !

Tous les champs de bataille se turent, les lance-flammes lancèrent des courants d’air, les avions ronronnèrent des politesses, les tanks dansèrent des ballets dans les champs de mines devenues benoîtes, les sous-marins péchèrent les méduses.

L’ombre de la graminée qui protégeait les yeux de Péniche glissa vers son nez, puis jusqu’à son menton. Péniche s’étira, bâilla, s’assit. Sa brouette vide tendait vers lui ses bras accusateurs. Le remords le submergea. Comment avait-il pu dormir, abandonner sa tâche ? Il se précipita, empoigna les manches, trébucha de hâte. Jamais il ne parviendrait à transporter tous ces mètres cubes avant la nuit. A grands coups de fourche, il fit voler les cailloux. Au même instant, les balles retrouvèrent le fil de leurs trajectoires. La chanson de la mort reprit aux quatre coins du monde. Les guerriers n’avaient rien compris au début de la trêve. Ils ne comprirent rien à la reprise des combats. C’était leur habitude.

Péniche suait, soufflait. Il courait après le temps perdu. A tant se presser, il s’accrochait les pieds l’un à l’autre. Il renversa trois chargements dans les ornières. Ses bras grinçaient de peine. Il emplissait sa brouette au maximum. Ses coudes se décrochaient. La nuit vint sans qu’il eût épuisé son tas. Il ne put trouver le sommeil, tant il souffrait de ses épaules et de ses poignets, et plus encore de son cœur. Il avait failli à son devoir. Il se retournait sur son lit d’herbes comme sur une couche d’épines. Brusquement, il se souvint de sa trouvaille et la joie l’inonda. C’était un garçon honnête. Pas une seconde, il ne pensa à se servir de ses souhaits pour esquiver son travail. Au contraire, il y vit le moyen de le multiplier. Il souhaita à haute voix, en joignant les mains de plaisir, que les pierres devinssent légères comme de la plume. Ainsi pourrait-il faire plus de voyages dans la journée.

A l’aube, il ne retrouva plus la carrière. La brise de la nuit avait emporté la colline rocheuse comme un gros flocon. Le vent devint plus fort avec le soleil levant. Péniche, un peu étonné, vit passer au-dessus de sa tête l’église du village et le monument aux morts. Du fond de l’horizon arrivaient d’étranges nuages. Le chef-lieu défila par quartiers. L’adjudant, en caleçon, se cramponnait à une cheminée de la caserne. Vint la vieille ville, avec ses rues étroites qui s’élargissaient dans le ciel. De légers nuages coulaient à l’endroit des rigoles. Péniche reconnut la maison cossue parce qu’elle tanguait comme le soir où il y était entré. Il leva les bras vers elle, mais les arbres le cachèrent à sa vue. Au-dessus de lui passait maintenant un bâtiment de pierre au visage glacé. D’une fenêtre tomba en tournoyant la casquette du préfet.

Dans le monde entier, les villes prenaient le chemin du ciel. Seuls demeuraient attachés à la terre les immeubles de briques ou de ciment. La pierre de taille et le mœllon s’envolaient au moindre souffle. Les maisons virevoltaient au gré des tourbillons du vent, se vidaient par toutes leurs ouvertures de leurs meubles et de leurs habitants. Les montgolfières du Sacré-Cœur s’enfuirent en direction de l’Atlantique. Les arcades de la rue de Rivoli festonnèrent l’azur au-dessus de Versailles, puis s’effeuillèrent joyeusement dans le soleil. Le Louvre resta accroché un instant à la pointe de la tour Eiffel. Notre-Dame prit son vol lourdement, comme un bombardier. Elle emportait un cardinal, trois vieilles filles et la chaisière. Le soleil se trouva obscurci deux heures durant par le passage des Jeanne d’Arc de Maxime Réal del Sarte. Une pyramide se posa un moment dans la Beauce. Il n’y avait plus de Pyrénées. Les fleuves changeaient de cours, fabriquaient des mers nouvelles dans les trous laissés par les massifs rocheux. La moitié des Alpes se trouvait déjà en vue de l’Amérique. Les aiguilles du Diable tricotaient un cumulus. Le Fuji-Yama se mirait, en passant, dans le Danube. Un enfant, ravi, avait attaché le Lion de Belfort au bout d’une ficelle, comme un hanneton.

Tous ces bâtiments encombraient le ciel, se bousculaient, craquaient, se dissolvaient pierre à pierre dans le bleu, se posaient légèrement sur les arbres pendant les accalmies et reprenaient leur vagabondage.

Péniche, accablé, traînait sa brouette vide. Les derniers cailloux, au bout du chemin, s’étaient envolés devant lui comme des moineaux. Le travail le fuyait. La pensée qu’il ne pourrait pas se racheter le bouleversait. Il ne s’était pas étonné longtemps de voir les masures et les palais défiler au-dessus de sa tête. Dans son jeune âge, sa mère, parfois, lui faisait chanter en levant le doigt : « Pigeon vole ! Maison vole ! » Les maisons volaient. Peut-être émigraient-elles comme les canards sauvages. Leur départ annonçait sans doute un hiver très froid. Il se promit de vérifier ce présage en regardant si les oignons s’enveloppaient d’une double coque. Il n’eut pas l’idée de lier le comportement insolite de la propriété bâtie à son souhait de bonne volonté.

Quand il eut compris que les cailloux étaient trop légers pour obéir à sa fourche et demeurer dans la brouette, il se dit qu’il était peut-être puni pour avoir voulu épargner, sinon son travail, du moins sa peine. Il est sans doute nécessaire de suer pour accomplir même la plus humble tâche. Rien ne peut se faire facilement. Il faut sentir l’effort dans ses muscles et dans sa tête. Et Péniche, résigné, souhaita que les pierres reprissent leur poids normal.

Pendant qu’il ramassait les premiers gravillons enfin dociles, les monuments historiques, les demeures bourgeoises, les seigneurs rochers et la foule des petits cailloux retombèrent à grand fracas, du plus haut des cieux, sur la face de la terre. New York, ville de ciment épargnée par la première catastrophe, fut nivelée par la reprise de contact du mont Blanc avec le sol. Les montagnes Rocheuses posèrent un pont de Dakar à Rio de Janeiro. L’Himalaya combla la mer Rouge. Le Gulf Stream, refoulé, s’en fut dégeler le pôle Sud. L’Atlantique déborda dans le Sahara, la mer Baltique tendit un bras jusqu’à la Méditerranée. Beaucoup d’hommes avaient péri.

Péniche n’eut pas besoin de poursuivre son travail. Ce jour-là venait de commencer une période de vingt ans de paix. C’était le temps qu’il fallait aux hommes pour se cadenasser derrière les nouvelles frontières et pour reconstruire, avant de recommencer à démolir.

Il retourna chez lui, soulagé. Dans sa cabane, il retrouva la fille de son rêve. Elle avait atterri doucement dans la clairière, au début de la journée, à cheval sur L’Apollon de marbre, grandeur nature, qui ornait le petit salon où ces dames recevaient les notables de la ville. Brisée d’émotion, elle dormait. Sa chemise rose éclairait la cahute. Une araignée était descendue jusqu’au bout de son fil pour regarder cette lumière. Péniche se dit qu’il pourrait maintenant commencer son voyage au bout du monde. Mais à son réveil, la fille le traita de pauvre ballot et le quitta après lui avoir emprunté sa veste. Elle se rappelait vaguement dans quelle direction s’était envolée la maison cossue. Elle espérait la retrouver. Ou, sinon celle-là, une autre semblable. Elle avait besoin de murs autour d’elle et de fenêtres closes. Dans cet air libre, elle étouffait.

De sa porte, Péniche la regarda s’amenuiser au bout du sentier. Elle marchait avec peine, ses talons pointus s’accrochaient aux ronces. Elle se tordait les pieds. Elle était déjà trop loin pour qu’il l’entendît jurer.

Il n’eut pas de chagrin. Il pensait déjà à autre chose. Il leva les yeux vers le ciel enfin calme et se mit à rire tout seul. Près de sa petite maison, l’Obélisque était tombé, la pointe en bas, s’était enfoncé comme un arbre. Sur la tranche de la haute pierre, une famille d’écureuils dansait.